RECHERCHE

syncope
Parmi les termes voisins de la suspension, il y a certainement la syncope, à laquelle Catherine Clément a consacré il y a vingt ans un livre entier, dont le sous-titre explicite le programme de façon significative : il s'agit de tenter une "philosophie du ravissement" (1). Elle ouvre son livre par une introduction où se joue d'abord la description de différentes figures de la syncope, un tour d'horizon de situations types, d'images marquantes et emblématiques, capables de baliser un territoire dans lequel se jouera son analyse ou qui sera le point de départ de ses développements. Le premier cas qu'elle évoque est, bien sûr, celui, médical, de l'évanouissement. Et effectivement il y a là une suspension, une césure temporelle, en l'occurrence une absence ou une suppression - en même temps qu'un renversement, un retrait et une chute, un effacement. Et il est d'ailleurs intéressant qu'il soit aussitôt question de tour et de tournoiement : comme on dit d'abord, la tête nous tourne, puis on tourne de l'oeil. Une sorte de départ sur place où la personne abandonne son corps et devient mentalement inaccessible.

C'est évidemment un peu autre chose dans le cas de la danse, où le retrait devient basculement, où la chute devient effectivement mais autrement suspension et où l'abandon se joue dans l'arrêt au coeur même du mouvement. C'est idéalement le cas du tango : "Le couple semble marcher plutôt que danser, à vive allure, enlacé. Qui pourrait les séparer? Mais le danseur, si rapidement qu'on voit à peine le mouvement, a pris la taille de la danseuse, ployé la femme à mi-corps jusqu'à toucher terre, et les voici tous deux, renversés, suspendus, comme s'il l'avait poignardé, sait-on, ou embrassé. Ils se sont arrêtés là, fixés comme pour un instantané... Il la relève, tourbillonne, repart. Tango. On dit d'elle que c'est sa cavalière, et le tango fut un temps interdit par l'Église pour indécence. La syncope, manifeste dans le reversement, se tient dans le pas même : trois pas réguliers, trottés, puis, rien. Suspens. C'est dans le temps manquant que l'on peut basculer. Obscénité." Voici ce que je voudrais souligner, la continuité d'un mouvement qu'un renversement vient suspendre, et en même temps remplir. En un tour de main, le vide est simultanément un plein - la chute, une envolée. Catherine Clément ajoute qu' "Il n'y a pas de danse sans syncope". Mais la syncope ici est provisoire, précaire et ténue, elle ne dure pas: "Et le mouvement suspendu, c'est-à-dire la syncope, sera le plus difficile, comme s'il se devait d'atteindre, parfaitement, un harmonieux déséquilibre, plus harmonieux encore de n'être que fugitif".

Imaginons qu'au lieu de reprendre, le mouvement se maintienne dans cette suspension, mais qu'il s'y maintienne comme mouvement. Imaginons que le mouvement se continue dans son arrêt, de façon en quelque sorte sous-jacente. Alors, nous ne sommes plus exactement dans la syncope, sans toutefois en être sortis. Cette figure impossible, où quelque chose dure dans son déséquilibre, où la césure s'installe sans cesser d'être provisoire, relève déjà à mes yeux de la lévitation.

Catherine Clément fait justement apparaître la relation de la syncope et du vertige. Cette relation est évidente dans la première figure, celle de l'évanouissement. Elle est aussi présente dans la seconde, la figure de la danse, et non seulement sous la forme du renversement, mais aussi sous celle du mouvement tournant, tourbillonnant, qui contient en lui la syncope du pied qui relance, la pirouette de la danse classique, celles du Kathak indien, le tournoiement de la valse et évidemment, par excellence, celui des derviches tourneurs.
"Un coup de talon, une main vers le sol, l'autre vers le ciel, et la jupe pour entraîner la ronde : la syncope est avalée, puis digérée par le but à atteindre." Le vertige contient alors quelque chose qui est de l'ordre du vol, du décollage, pas seulement de la chute, mais de la perte de l'ancrage au sol. Parce que dans ce moment de déséquilibre qui se répète, se renouvelle et se dépasse pour se poser à l'intérieur de lui-même, dans cet entre-temps qui dure et se prolonge, c'est une autre dimension qui affleure : "L'essentiel est que le temps change de registre, et c'est la syncope, nue ou dissimulée, qui fait le travail."

Ici, nous sommes au coeur de la démonstration. Ou plus exactement, parce qu'il ne s'agit pas exactement d'une démonstration, mais plutôt d'une monstration, parce qu'il ne s'agit pas tant d'une série d'implications que d'une succession d'éléments continus qu'il faut suivre et parcourir, ici nous sommes arrivés vers un moment déterminant du chemin. Deux mesures sont venues s'unir, l'une courte, rythmique, en creux - la césure; et l'autre étendue, constituée dans sa durée, en tant que durée, qui s'exprime dans le vertige et se constitue par cette sorte de flottement où peut s'engouffrer le plaisir. Ce mariage des deux éléments, court et long, la coupure et la durée, la chute et l'envolée, se retrouve dans le sens musical du terme de syncope, qui retranche un peu d'un temps pour s'étendre dans un autre, qui à la fois sépare et unit, enlève et anime, confronte et fait sonner.

La syncope est rythme. Elle l'est parce qu'elle accélère un mouvement. Mais elle le fait en créant un pont. Elle participe de ce genre d'accélération qui contient une forme de durée, qui introduit une brièveté qui dure à son tour. Assez magnifiquement, Catherine Clément fait apparaître ça par les figures de l'éventail et de l'accordéon "L'éventail est un objet syncopal; en musique, l'accordéon en est un autre." L'éventail qui se déploie et se referme comme une aile, l'accordéon qui s'ouvre dans l'appel du souffle". Et nous voici de nouveau proches de la lévitation. Mais aussi du boiteux dont le pas cède par à-coup et qui traîne la jambe.

1 - La Syncope, Philosophie du ravissement, Grasset, 1990

(cc) plotseme.net / Jean Cristofol
15/67451