Ce travail part d'un constat, d'une évidence, ce genre de choses qui sautent littéralement aux yeux, au point que tout le monde s'y est fait et que plus personne ne s'en étonne. C'est même devenu une figure obligée d'un certain type de film, c'est certainement entré dans le jeu des enfants comme le bruit des voitures et des armes à feu : partout, ça flotte, ça plane, ça lévite sans arrêt. Au cinéma, donc, dans la publicité, dans la photographie, la vidéo, les jeux vidéo bien sûr ou les univers virtuels comme Second life, en passant par l'ensemble des pratiques artistiques, y compris les performances et même la peinture. Et dans la réalité aussi, ce qui joue un rôle décisif dans cette histoire, incontestablement, en tout cas dans un certain ordre de réalité, peut-être éloignée mais parfaitement et littéralement omniprésente, au moins depuis Gagarine, et encore davantage depuis ce jour de 1969 où des hommes sont allés, il faut bien le dire assez niaisement, planter le témoignage étrangement figé de leur petite fierté nationale sur la surface de la Lune.
Et ce n'est pas un phénomène récent que cette récurrence du thème de la flottaison, mais quelque chose qui s'est établit progressivement, lentement, jusqu'à se généraliser, gagner sa place de "fait" immédiatement recevable, conquérir son statut d'évidence. Longtemps, la lévitation a été un phénomène extraordinaire, un événement mystique, un miracle exclusivement contenu dans la sphère d'un exercice réservé et exceptionnel de la foi. Ce n'est plus le cas. Plus exactement, ce n'est plus seulement le cas, puisque la lévitation mystique continue évidemment d'exister, et que certains spécialistes affirment que les phénomènes de lévitation religieuse restent constant en nombre dans le temps, jusqu'en ce début de second millénaire.
Évidemment, dès qu'on parle de lévitation, on se retrouve renvoyé à une foule de clichés assez misérables, avec charabias magiques et gesticulations convenues. On se voit regardé avec commisération par de bons esprits qui vous plaignent de vous retrouver à déchoir dans le surnaturel pour gogos. Mais les mêmes vont rêver devant l'image toujours fascinante d'un astronaute dérivant étrangement dans l'espace, ils vont dans la rue croiser un adepte de la glisse qui fuit sur ses roulettes et qui l'été s'envole sur les plages, tiré par une voile de cerf-volant. Et, descendus dans le métro, ils ont une chance sur deux de passer indifférents devant une affiche où quelque super-héros s'élance en collant étincelant au dessus de la ville. Les mêmes ou d'autres vont encore se retrouver au volant de leur voiture, guidés en temps réel par leur GPS dans un territoire qu'ils perçoivent par la voie satellitaire comme une carte à l'intérieur de laquelle ils se déplacent.
La première chose que l'on puisse dire de ce qui apparaît là, de ce qui se manifeste, c'est la façon dont une figure plastique commune se dégage, dans un champ discontinu, comme une série diagonale ou une contamination en écho, dont l'espace de distribution couvre des domaines qui vont des formes de la représentation aux dispositifs techno-scientifiques en passant par les différentes modalités des usages du virtuel. On pourrait peut-être faire plus massif : sous des formes différentes, notre relation à l'espace, qui a été jusqu'ici essentiellement bidimensionnelle, continue et soumise à la forme de la représentation perspective, est en train de muter vers une multidimensionnalité discontinue où le point de vue vertical dépasse son statut théorique et abstrait pour se tinter d'un caractère d'évidence et d'une accessibilité permanente, qu'elle soit directement physique ou médiatisée par l'usage des flux informationnels.
Ainsi, la lévitation, ou si on veut la suspension, peut-elle être pensée comme la manifestation d'une transformation profonde de notre relation à l'espace concret, l'espace dans lequel nous vivons, que nous habitons, que nous parcourons, que nous représentons. Les différentes formes de lévitation sont les manifestations de l'activité par laquelle nous nous approprions cet espace en mutation, nous y re-dessinons la place de notre corps. Cela nous éloigne peut-être beaucoup de la lévitation telle qu'on pouvait la concevoir traditionnellement, directement indexée sur l'expérience mystique, l'extraordinaire ou l'illusion du spectacle. Il me semble pourtant que cet éloignement n'est pas une rupture totale, que ce qui apparaît dans un contexte entièrement nouveau et différent n'est pas sans porter la mémoire des élévations ou des enlèvements traditionnels.
Il y a donc plusieurs dimensions qui participent de cette question. Certaines paraissent en quelque sorte anhistoriques et viennent sans doute s'enraciner dans la posture de l'homme, mammifère vertical inscrit dans un double espace visuel/frontal et auditif/englobant. La lévitation est une bulle temporelle, une poche de lenteur, si ce n'est d'immobilité, prise dans l'accélération du mouvement. Elle relève ainsi d'une temporalité particulière, dont le suspense donne justement une certaine idée, qui est un processus de ralentissement à l'intérieur même de la fuite en avant vers une fin annoncée. Partant, elle est hors du temps, en tout cas hors de l'histoire. D'autres participent d'un contexte culturel et technique et révèlent nos façons de voir et de penser telles qu'elles sont historiquement déterminées. Cette thématique du vol, de la chute, de la flottaison et de la suspension est ainsi de nature hétérogène et transversale, mais elle relève en même temps d'une sorte d'unité figurative. Tout le jeu est là, dans la multitude de ce qui vient faire écho dans la répétition d'une image.