Ce texte a été écrit à l'occasion d'une conférence prononcée à Amiens, le 28 mai 2010, dans le cadre des états généraux des "Saisons de la Marionnette", organisés par l'association Themaa.
Je ne suis pas un spécialiste du théâtre de marionnette. Ce ne peut donc être que "du dehors" que j'interviens ici. Mais je crois que c'est justement l'idée, que ce soit du dehors que se fasse cette intervention, qu'elle apporte un regard extérieur. Cela veut dire par contre que je vais peut-être avancer quelques évidences qui vous paraîtront lourdes, ou quelques incongruités dont je vous prie d'avance de m'excuser. Je voudrais essayer d'avancer quelques idées sur ce qui se joue à mes yeux de la place de la marionnette dans un monde qui bouge, dans un monde qui vit des transformations sociales, technologiques et culturelles profondes. Je voudrais donc parler de la question de la marionnette en tant qu'elle interroge d'une certaine façon, qui lui est propre, une part de l'imaginaire contemporain.
1 - Longtemps, on a pu penser l'art comme une affaire de goût, une affaire qui concerne l'homme à titre privé, un supplément d'âme qui venait prendre sa place après le travail et les nécessités de la vie, une poche de liberté et de rêve à laquelle chacun devrait avoir droit, mais que seuls ceux qui avaient les moyens de l'accès à cette disponibilité, à cette liberté ou à ce luxe, et parmi eux les plus cultivés et les plus raffinés, pouvaient constituer comme un lieu de raffinement et d'élévation de l'esprit. C'est pour faire vite la conception "bourgeoise" de l'art.
Contre cette conception, les avant-gardes du XXème siècle ont vu dans l'art un enjeu politique qui devait contribuer à déplacer les façons de voir le monde et à forger un avenir différent. C'était un mouvement de réintroduction des questionnements artistiques dans la vie réelle, ou de réintroduction de la réalité dans la vie artistique. Et en même temps, des médias se constituaient qui s'adressaient aux masses, qui participaient à la constitution des masses comme sujets politiques mais aussi comme objets et cibles d'une économie qui ne pouvait se réaliser que dans l'expansion illimitée de la consommation.
La situation aujourd'hui est différente. Dans une société où les connaissances et les comportements sont devenus des forces productives, les formes de l'imaginaire, les façons de sentir et de s'émouvoir, les modalités de l'appropriation par chacun de la réalité dans laquelle il vit, à la fois réellement et imaginairement, et donc les modalités de l'intégration de l'individu dans le collectif, ne peuvent plus être considérées comme des éléments secondaires, des épiphénomènes qui viennent se déployer sur le socle de la société matérielle, mais ils sont une part de la matière même qu'il s'agit de travailler et de contrôler. Or le contexte de cette trans-individuation est celui d'une société maintenant tissée par des hypermédias, qui engagent directement la relation de chacun à chacun, pris individuellement, mais à l'échelle des masses qui sont elles-mêmes dissoutes en tant que sujets politique.
Il me semble alors nécessaire d'avancer d'abord quelques propositions qui donnent une idée du cadre général de mon intervention, de ce qui la motive, du point de vue qui la détermine.
La première consiste à considérer l'art comme le lieu où s'interroge, s'explore et se réinvente la relation entre l'individu concret dans son expérience sensible et la société dans laquelle il vit. Cela signifie qu'il y a dans la question artistique ou poétique une double dimension, celle de la singularité et celle de la communauté et un double mouvement ou une double boucle d'inclusion réciproque, du singulier dans le collectif, du collectif dans le singulier. Il s'agit bien d'un mouvement, d'une oscillation permanente, non d'une juxtaposition statique. L'art est le travail par lequel ce mouvement s'invente, se réinvente et se maintient à vif.
La seconde consiste à interroger la façon dont les formes dans lesquelles nous percevons et imaginons le monde sont déterminées par l'horizon des connaissances et le contexte technique et matériel dans lequel se construit ou se produit la réalité de notre expérience.
La troisième proposition porte sur ce qu'on entend par "pratique artistique", ou par "art" quand on désigne une pratique comme un "art", la peinture, par exemple, ou la photographie, ou le cinéma, etc. Elle consiste à penser que ce n'est jamais seulement leur fondement matériel et technique qui constitue ces pratiques comme telles, mais aussi quelque chose d'autre que je vous propose de désigner comme l'imaginaire qui leur est propre. La notion d'imaginaire ne désigne pas ici quelque chose d'irréel, de rêvé, de fantaisiste, mais un ensemble d'éléments sensibles et dynamiques qui questionnent ces pratiques de l'intérieur et en sont les moteurs. Or, l'imaginaire d'une pratique artistique n'est jamais exactement superposable à la réalité matérielle qui la constitue. Par exemple, l'imaginaire de la peinture n'est pas exactement superposable à la réalité de la peinture qui se fait concrètement à un moment donné. Il y a un imaginaire de la peinture qui dépasse largement les bornes de la pratique de la peinture, qui peut venir traverser la photographie, par exemple, ou le cinéma, etc., de sorte qu'on pourra dire d'un film qu'il met en oeuvre quelque chose de la peinture ou que réciproquement, une peinture est travaillée par l'image, le cinéma, la relation à l'écran (et il ne s'agit pas là de parler seulement du pictorialisme en photographie, ou de l'hyperréalisme en peinture, du moment où la photographie imite la peinture, ou du moment ou la penture imite la photographie).
2 - C'est donc dans ce contexte que je voudrais essayer d'évoquer la question de la marionnette. Je retiendrai trois éléments :
• Il y a d'abord cette relation que je dirais interne, ou plus exactement intérieure, avec la danse, si affirmée dans l'incontournable petit texte de Kleist. Et quand je dis la danse, je ne veux pas seulement dire le spectacle de danse, mais la danse comme mouvement qui habite chacun de nous, la danse que chacun porte en soi comme une potentialité, un pacte intime avec la force de gravité et le mouvement, avec l'équilibre et la légèreté... ce qui nous fait sauter de joie ou plonger dans un abîme de détresse.
• Il y a ensuite le dispositif spécifique de la marionnette, dispositif infiniment variable dans ses formes, mais constant par le triangle qui l'articule, entre objet manipulé, manipulateur et spectateur. Ce dispositif spécifique n'est pas constitué seulement par trois termes, mais par la façon dont s'opèrent entre eux un glissement ou un déplacement, un jeu de présence et d'absence, de transfert et de délégation, où se croise ce qui tient du geste, de la figure et du regard.
• Il y a enfin cette relation avec l'objet marionnette. J'ai un peu envie de dire avec l'objet et avec cette sorte particulière d'objet, la marionnette, dans l'idée que les deux termes à la fois s'adossent et dérivent vers des directions différentes.
L'écart entre les deux dimensions de l'objet et du mouvement, de l'inerte et du vivant, du matériel et de l'immatériel, et la brutalité ou la frontalité avec lesquelles il se manifeste est, pour moi, une part de ce qui fait la particularité de l'art de la marionnette.
3 - Il y a plusieurs dimensions à cette relation complexe de la marionnette aux objets. Et ces dimensions sont difficiles à distinguer les unes des autres. L'une de ces dimensions tient à ce que la marionnette porte en elle de "primitif". Évidemment, le terme primitif est toujours dangereux à utiliser, il véhicule toujours des choses obscures, une vision européo-centriste des cultures et de l'histoire, par exemple, avec ce que ça peut charrier de relents coloniaux. Et il est vrai que je veux évoquer aussi la relation de la marionnette avec ses origines mythologiques, sa relation au fétiche et au masque. Mais je pense aussi à sa relation au monde de l'enfance. Et je ne veux pas seulement faire allusion au fait que, pendant toute une période, et largement encore aujourd'hui, la marionnette ait été considérée comme concernant les enfants. Je veux viser l'aspect à la fois merveilleux et inquiétant de l'objet "animé". Je connais quelqu'un, lui-même marionnettiste, qui pense que le ressort originel de la marionnette se trouve dans la vision qu'a le petit enfant des figures de ses parents qui se penchent sur son berceau, qui apparaissent et disparaissent au dessus de lui. Alors, comme le propos n'est pas ici d'éclaircir les fondements anthropologiques ou psychanalytiques de la marionnette, disons qu'il y a dans la marionnette une dimension symbolique et magique qui se fixe sur l'objet en tant qu'il concentre et incarne du désir et de la crainte, en tant qu'il fait surgir l'autre au plus près de soi et qu'il porte la projection de soi dans le monde objectif.
Or que devient notre relation aux objets quand les objets emblématiques de notre époque sont des objets communicants ? C'est à dire non seulement des objets permettant la communication, mais développant une sphère relativement autonome de plus en plus large de traitement artificiel de l'information. Il ne faut pas être un grand observateur pour constater l'omniprésence du thème de la relation des hommes à des objets non seulement omniprésents, mais potentiellement doués d'une capacité d'autonomie susceptible de nourrir tous les fantasmes - de recevoir toutes nos projections.
Dans un article (http://www.humanite.fr/2009-09-05_Cultures_Pourquoi-la-marionnette), Sidonie Han évoque justement cette transformation de notre relation aux objets. Elle y souligne d'abord ce qui s'y perd de maîtrise : ces objets, que nous manipulons, nous ne savons pas suffisamment comment ils fonctionnent. Elle écrit par exemple :
"Le lien qui unit l’homme à ces machines n’est plus visible et, surtout, il n’est plus entièrement assumé. La relation qui s’instaure alors entre l’objet et son usager est une relation utilitariste dont le moteur est la frustration. En un mot, il n’est plus possible d’agir directement sur ces objets. Là où la marionnette annonce ses limites, ses contraintes, la technologie numérique promet un monde sans limites. Là où le marionnettiste joue avec cette limite, apprend à connaître les mouvements de sa marionnette, ses possibilités et ses impossibilités, un ordinateur promet de toujours se dépasser ; un monde fait uniquement de possibles. C’est dans cette impossibilité, dans l’exploration infinie de ce fil ténu que réside l’humanité."
Il y a là l'expression d'un lieu symbolique et poétique, celui de ce qui se joue entre l'homme et l'objet d'une part, entre le vivant et la machine d'autre part. Mais dans ce jeu, la marionnette n'est pas seulement du côté d'une relation qui serait légitime parce qu'elle serait antérieure et manuelle. Ce serait doublement l'enfermer, dans une nostalgie qui est en même temps un renoncement à vivre au présent et à s'en saisir, et dans un réductionnisme qui reporte sur la technique tous les maux d'une époque, ce qui ne vaut pas mieux que le réductionnisme inverse de ceux qui imaginent que la technique résoudra à terme tous nos problèmes. De ce point de vue, j'aurais pour ma part plutôt envie de dire qu'il est aujourd'hui essentiel d'apprendre aux enfants la programmation et de les initier à un minimum d'électronique, et en général de soutenir ceux qui cherchent à développer l'exercice de pratiques collaboratives et du partage du savoir. C'est largement ce qu'ont porté les hackers et ce qui continue de se jouer du côté du logiciel libre. L'assimilation constante entre hackers et pirates informatiques est une manipulation idéologique qui vise aussi à maintenir le public dans un rôle de simple usager consommateur.
La figure classique de la marionnette elle-même fait ainsi écho à ce qui se joue de notre relation aux objets, y compris dans les pratiques numériques, et inversement il est remarquable de voir la place que, de fait, la marionnette occupe sur le terrain des arts numériques, largement au delà de sa réalité classique et de sa forme théâtrale. En fait, dès qu'une interaction passe par une manipulation, et dès que cette manipulation engage ce qui circule et se déplace entre le sujet agissant et le dispositif d'interaction, alors la question de la marionnette n'est plus très loin. Mais alors que notre relation aux objets informationnels passe essentiellement par du code, même si ce code constitue la base d'une manipulation qui peut paraître intuitive, la marionnette s'anime d'un mouvement antérieur et premier, un mouvement d'avant le code et d'avant les mots, celui par lequel la chose "bouge". Et alors que notre relation aux objets informationnels est générique, substituable et marquée par l'abstraction, la marionnette se meut d'un geste radicalement singulier.
4 - La question de la marionnette est évidemment celle de l'immobilité et du mouvement. C'est la question de la vie et de la simulation de la vie par cela que la vie est indissolublement liée au mouvement sous toutes ses formes, à partir du moment ou ce mouvement n'est pas seulement celui qui s'exerce du dehors sur la chose inerte mais du dedans comme une activité. Croissance et décroissance, poussée, circulation, respiration, déplacement. Ce jeu entre le mouvement du dehors et le mouvement du dedans me paraît évidemment au coeur de la manipulation.
C'est aussi ce qui fait de la marionnette ou du pantin l'incarnation d'un mouvement arrêté, ou plus exactement suspendu. Ce peut être une façon de faire la différence entre un objet manipulable quelconque et une marionnette. Le premier peut être animé par la manipulation et le mouvement : redevenu immobile, il n'est rien qu'un objet. La seconde peut être animée alors même qu'elle reste immobile. Elle peut continuer à porter un mouvement, à le poursuivre. C'est une question de posture, de "pose". On la regarde et elle nous regarde. La manipulation des objets les transforme en marionnettes. Mais la marionnette est autre chose qu'un simple objet, elle porte en elle le mouvement et d'une certaine façon elle le contient "d'avance" et le maintient en elle, dans sa potentialité.
Cette question du mouvement conduit inévitablement à poser la question de la relation entre la marionnette, le pantin et l'automate. Je sais que ce sont des différences importantes et classiques dans le monde des marionnettistes, et que d'une certaine façon, la marionnette et l'automate peuvent paraître se trouver à l'opposé l'un de l'autre, puisque l'automate évacue la manipulation, en tout cas "le fil", l'action présente du manipulateur et ce qui s'y joue du passage entre le manipulateur et la marionnette. Entre la marionnette et l'automate, il y a d'abord une différence fondamentale de temporalité : une différence entre le mouvement présent qu'engage la manipulation et le mouvement différé de l'automate. Il y a pourtant quelque chose qui glisse de l'un à l'autre de ces termes, dans le triangle de la marionnette, du pantin et de l'automate. Ce glissement est porteur de significations aujourd'hui transformées et peut-être éclairantes, à la fois de ce que met en jeu la marionnette, et de ce qui bouge dans le monde.
Avant d'aller plus loin, je dois introduire une remarque qui concerne le concept de simulation. La notion de simulation oscille entre deux significations qui tout à la fois s'opposent et se complètent. D'un côté, elle désigne l'activité par laquelle on fait apparaître des caractères ou des symptômes de ce qui n'est pas, de façon à tromper un observateur. De l'autre côté, elle désigne la mise en oeuvre d'un modèle théorique de façon à en faire apparaître les conséquences virtuelles. Dans ce second sens, la simulation n'a plus rien à voir avec l'illusion ou la tromperie, et elle peut même participer d'une démarche scientifique. Prenons l'exemple d'un automate classique, le canard de Vaucanson, ou le joueur d'échec de Von Kempelen (que repris plus tard Johann Maelzel et auquel Poe consacra un texte lui aussi célèbre) : dans l'un et l'autre cas, il y a une opposition entre l'enveloppe, qui imite une réalité avec d'autant plus de soin qu'il s'agit que l'imitation soit trompeuse, et ce que l'enveloppe recouvre et cache, la réalité du mécanisme. Ici, c'est l'apparence qui donne le change, c'est elle qui imite la nature ou donne l'impression de la vie ou de l'intelligence, mais à condition d'escamoter le mécanisme qui l'anime, à condition de nous le faire oublier. Il en est tout autrement avec l'automate actuel. Le célèbre cloaca de l'artiste Wim Delvoye est une machine qui fabrique de la merde, comme le canard de Vaucanson était censé émettre des fientes. Mais c'est maintenant toute la mécanique et la chimie qui sont données à voir, lesquelles produisent d'authentiques selles . De la même façon, les automates dits "intelligents" n'ont pas besoin de ressembler à un penseur, mais de manifester des comportements qu'on pourra identifier comme étant intelligents. L'automate classique donnait une représentation de la vie. L'automate actuel cherche à actualiser des comportements ou des processus propres au vivant, il les simule. De ce point de vue, la simulation n'est plus une représentation, c'est l'activation d'un modèle et l'effectuation d'un processus. Une simulation n'est pas seulement une image, même si elle peut nous fournir, et massivement, des images.
5 - On pourrait penser que l'apparition des objets informationnels et des réseaux, des systèmes régulés et des dispositifs interactifs, en transformant profondément la notion de machine en général, et celle d'automate en particulier, pourrait concentrer la réflexion et les enjeux sur les automates au dépend de la forme marionnette, qui engage la relation présente au geste et au corps, à la manipulation. Ce n'est pas si simple. La marionnette n'est jamais seulement une figure, elle est une figure liée, articulée, attachée. Elle porte avec elle le dispositif qui permet de la mettre en mouvement et d'abord qui lui permet de "tenir". Les fils et la croix, la tige, la tringle , la gaine. Par là, elle a rapport au corps humain, elle existe dans la relation au corps humain, qu'il soit caché ou visible.
Cette relation là n'est pas une relation de représentation, ce n'est pas la relation par laquelle la marionnette peut figurer le corps, mais la relation par laquelle elle partage, déplace et transfigure quelque chose du corps, quelque chose qui passe par le mouvement. En fait, la disparition à la vue du manipulateur est bien secondaire, et si la marionnette opère un déplacement du corps du manipulateur à son propre corps, elle existe par le fait de ce déplacement. C'est ce déplacement qui la fait exister et c'est dans ce déplacement qu'elle existe. C'est ce déplacement qu'elle donne à voir.
Le joueur d'échec de Von Kempelen pourrait d'une certaine façon être considéré comme une marionnette, puisque, comme on l'a découvert ensuite, quelqu'un le manipule. Mais toute l'histoire était de faire croire qu'il était un automate, c'était de faire disparaître le manipulateur, non seulement de l'escamoter mais de le faire totalement ignorer, d'en évacuer la présence, au profit non pas vraiment d'une effigie, celle d'un turc assis derrière son échiquier, mais plutôt du mécanisme qui était censé faire mouvoir et penser "l'automate". Il s'agissait de produire l'illusion de la pensée du mécanisme, ou plus exactement, l'illusion de la présence magique, dans le mécanisme, d'une intelligence. C'était de la simulation au sens de la dissimulation. Par contre, l'automate actuel n'a pas besoin d'avoir un corps ni l'apparence d'un corps, il est d'abord un programme qui produit des comportements. Il ne cache rien, sinon du code, ce que personne n'ignore. Et s'il participe d'un dispositif interactif, s'il est par exemple doté de capteurs qui lui permettent de réagir avec la présence et le geste de l'inter-acteur, alors il peut commencer à se rapprocher curieusement de la marionnette. Il peut ouvrir un espace d'échange, de passage et de transfert de celui qui voit à ce qui est vu, de ce qui bouge à celui qui agit. Il pose en tout cas la question de ce qui se transmet, au delà du code ou en deçà de lui, et qui est de l'ordre de la chair.
L'une des difficultés classiques à laquelle se heurtent les oeuvres interactives, c'est la façon dont le spectateur tend à vouloir tout se suite "comprendre comment ça marche", agir sur une commande pour obtenir une réponse, et croire que l'oeuvre s'épuise dans la réponse qu'elle propose à cette commande. Or la question que pose un dispositif interactif en art n'est généralement pas celle de la "commande", du j'appuie ici et j'obtiens ça. C'est celle de la relation et du jeu, du passage de l'acteur au dispositif dans lequel il est "pris", de ce qui passe du corps à la "scène", du regard au corps potentiel engagé dans une situation.
6 - Dire que la marionnette est liée au manipulateur et qu'elle le porte avec elle, même si matériellement c'est plutôt lui qui porte la marionnette, c'est une façon de dire que la marionnette et le manipulateur font un, ils font système, ils participent d'un échange, et ils font aussi système dans le jeu du regard, mais autrement. Ils opèrent entre eux un double transfert, du mouvement et du regard, mais dans ce double transfert, les deux dimensions ne se recouvrent pas, puisque le mouvement prend sa source dans le manipulateur, et le regard chez le spectateur. La première de ces dimensions est ce qui ancre la relation de la marionnette avec la danse. La seconde engage avec le regard l'investissement imaginaire et fictionnel d'une extériorité qui rend en retour possible la première. Les deux dimensions se conditionnent ainsi réciproquement, justement parce qu'elles ne se superposent pas.
Dans un très beau texte intitulé "la chair du masque numérique, du visible à l'invisible", Jean-françois Ballay évoque ce qu'il appelle une "zone esthétique immatérielle". D'une certaine façon, la question que pose Ballay est celle-ci : que regardons-nous quand nous regardons un visage ? Certainement pas seulement la surface d'un masque, certainement pas un objet manifestant une série de caractères interprétables. Ce que nous voyons déborde largement l'objectalité qui nous est donné à voir et recouvre le regard qui nous est retourné. Ce que nous percevons, c'est la présence invisible qui donne chair au masque ou à l'objet. Il écrit : "Le spectacle de marionnettes est un jeu de simulacre qui soustrait l’acteur humain en lui substituant un « autre », presque plus humain que lui, qui s’anime et prend vie. L’acteur/manipulateur convoque sur la scène, non pas tant le registre du visible (l’objet-marionnette) que celui de l’invisible (fils de la marionnette, impression d’apesanteur, ou, dans le bunraku, koken voilés, voix-off du tayû, sonorité du shamisen…). Cet art du retrait confère à la marionnette un « supplément d’âme » par rapport à la plupart des acteurs vivants."
Jean-François Bellay écrit aussi : "La comparaison entre marionnette et masque numérique nous amène à considérer, non pas tant l’interactivité d’un utilisateur avec des objets/masques, que la relation entre un spectateur et un acteur invisible. A la scène, un entrelacs se noue entre le spectateur et la marionnette, qui passe par le fil invisible du marionnettiste escamoté. Il est essentiel, comme on l’a vu à propos du masque et du bunraku, de ne pas confondre le retrait de l’acteur, et sa dissimulation. L’acteur reste « un peu derrière » sa créature mais cela ne crée pas l’équivoque du « malin génie » envisagé par Descartes, ni celle des avatars dans Second Life. Le retrait de l’acteur bunraku est « pure impassibilité », et c’est ce qui conditionne l’attention du spectateur sur la « zone esthétique immatérielle » où il ne sait pas tout à fait ce qu’il voit, sans pour autant se perdre en conjectures quant à l’identité de celui qu’il devine derrière le masque."
J'ai évoqué tout à l'heure la différence entre la marionnette et l'automate en évoquant leur différence de temporalités. Dans le cas de la marionnette, le manipulateur est présent dans le mouvement de la marionnette. Il est présent dans l'espace, même s'il est invisible, et il est présent dans le temps, et c'est lui qui donne à la marionnette son temps propre, par cet étrange "partage" du mouvement et de l'énergie. Dans le cas de l'automate, au sens classique du terme, le mouvement est préalablement déterminé, de la même façon que l'énergie qui se dépense dans ce mouvement est préalablement accumulée. Et, ce qui est important, cette énergie et ce mouvement sont dissociés. Par exemple, le mouvement est déterminé par des engrenages qu'un ressort va ensuite entraîner.
Or il me semble qu'on ne réfléchit que rarement à ce que signifie vraiment ce qu'on appelle le temps réel. On le réfléchit mal, parce qu'on se laisse fasciner par l'idée de simultanéité, d'instantanéité. Mais le temps réel n'est pas le simple produit de l'accélération machinique, une accélération qui tendrait vers l'annihilation de la durée. Ce n'est pas non plus la simple simultanéité de deux actions associées. Le temps réel, c'est une temporalité propre aux processus animés par des effets de causalité réciproque. C'est la temporalité des effets de boucle et de régulation. Il n'exclut ni décalages, ni ajustements. Même si, dans le domaine particulier de l'informatique, il exige un certain degré de rapidité du calcul de la machine, il n'implique même pas nécessairement un mouvement rapide. D'une façon générale, il me semble qu'on va trop vite à écraser l'une sur l'autre deux réalités qui ont effectivement à voir l'une avec l'autre, mais qui ne sont pas pour autant réductibles l'une à l'autre. L'une est une contrainte économique de rentabilité, et elle vise une accélération dont l'idéal est évidemment l'instantanéité, comme elle vise une disponibilité permanente et croissante de l'absorption consommatrice. L'autre répond à une logique que partagent pour une part, et c'est l'une des transformations qui a profondément bouleversé l'idée même de machine, les organismes et les systèmes artificiels. Cette logique met en jeu une notion d'équilibre, et de passage du déséquilibre à l'équilibre.
De la même façon, l'automate au sens classique est un mécanisme aveugle qui déroule son mouvement programmé dans un contexte qu'il ignore et auquel il ne saurait s'adapter de façon constructive. Par contre, la machine cybernétique capte dans la réalité extérieure des données qu'elle intègre à son calcul et qui modifient son comportement. La question est alors celle de notre relation à des automates informationnels animés par des processus en temps réels, avec lesquels nous pouvons d'une certaine façon entrer en relation de sorte à faire système avec eux. La question se pose ainsi de la manipulation, mais d'une manipulation renouvelée et en quelque sorte généralisée. Et évidemment, la question est de ce qui se joue dans cette manipulation, ce qui y circule, ce qui s'y échange, ce qui y fait sens, mais aussi chair et émotion.
7 - Il y a un autre élément qui intervient dans la marionnette et qui me semble intéressant ici, c'est cette relation si particulière à la pesanteur, que la citation de Jean-François Ballay évoquait tout à l'heure. La marionnette, portée, suspendue, dont le mouvement est déterminé par le centre de gravité, la marionnette qui met en jeu ce déplacement de l'énergie du centre vers la périphérie, et le déplacement du regard autant que du poids dans un jeu de passage, d'équilibre et de paradoxe, entretient une relation essentielle avec une "figure" dont je crois qu'elle joue aujourd'hui un rôle bien particulier, qui est la figure de la lévitation.
Il y a bien sûr un paradoxe de la marionnette par rapport à la lévitation : elle doit pouvoir donner le sentiment de ne pas flotter, elle doit acquérir son propre "poids", pouvoir se poser. Dans un sens, la flottaison de la marionnette est une contrainte technique de la manipulation. Mais dans un autre sens, cette flottaison est ce qui donne à la marionnette sa dimension magique et son pouvoir de déplacement imaginaire du réel.
C'est aussi une façon d'évoquer ce qui se déplace dans le dispositif propre de la marionnette, entre le passage du geste et le transfert du regard, dans ce croisement où se met en oeuvre la magie de la manipulation, ce croisement de l'invisible et du visible. Ce n'est pas seulement parce qu'elle est suspendue ou soulevée que la marionnette est susceptible de lévitation, pas plus que n'importe quoi que je pourrais pendre ou porter, c'est par cette autre légèreté, ou cette autre gravité de ce qui s'y déplace de mouvement et de regard.
Je crois que cette relation de la marionnette à la gravité, ou plutôt à la légèreté, la situe dans un champ problématique dont l'actualité est curieusement forte. Cela fait un moment que je m'amuse à collectionner les cas de vol, de flottaison, de sauts suspendus. Des ralentis et des effets spéciaux du cinéma, où la caméra elle-même évolue librement dans l'espace, au développement des sports de glisse, de l'astronaute dérivant dans sa cabine spatiale au conducteur qui roule, guidé en temps réel par son GPS, comme s'il parcourait la surface d'une carte à l'échelle 1/1, les exemples sont innombrables. Quand je parle de lévitation, j'emploie le mot en son sens le plus large, un sens qui recouvre pour une bonne part l'envol ou la chute, à partir du moment où le vol et la chute ne sont pas réduits à une trajectoire neutre et indifférente, mais qu'ils engagent une autre dimension, que je propose de définir comme une suspension. Par là, la lévitation engage une relation au temps, ou si on préfère, à un changement de temporalité, à l'existence sensible d'une temporalité seconde prise ou enchâssée dans le temps vécu d'une expérience. C'est ce que signifie, exactement, le suspens.
En tant que figure partout présente, la lévitation, ou si on veut la suspension dans l'espace et le temps, témoigne et exprime quelque chose de la transformation profonde de notre relation à l'espace concret; l'espace dans lequel nous vivons, que nous habitons, que nous parcourons, que nous représentons. Sous des formes différentes, notre relation à l'espace, qui a été jusqu'ici massivement bidimensionnelle, continue et soumise à la forme de la représentation perspective, est en train de muter vers une multidimensionnalité discontinue où le point de vue vertical dépasse son statut théorique et abstrait pour se tinter d'un caractère d'évidence et d'une accessibilité permanente, qu'elle soit directement physique ou médiatisée par l'usage de données informationnelles.
Les différentes formes de lévitation sont les manifestations de l'activité par laquelle nous nous approprions cet espace en mutation et nous y cherchons la place de notre corps. Cela nous éloigne peut-être beaucoup de la lévitation telle qu'on pouvait la concevoir traditionnellement, massivement indexée sur l'expérience mystique, l'extraordinaire ou l'illusion du spectacle. Il me semble pourtant que cet éloignement n'est pas une rupture totale, que ce qui apparaît dans un contexte entièrement nouveau et différent n'est pas sans porter la mémoire des élévations ou des "enlèvements" mystiques traditionnels.
Que ce soit par ce qu'ils engagent de notre relation aux objets, au corps, et à l'inscription du corps dans l'espace et le temps, les arts de la marionnette, dans leur dispositif spécifique et dans leur relation particulière à une histoire profonde, me paraissent ainsi susceptible de porter des questions d'une étonnante actualité, pour peu qu'ils interrogent ce qui, de ce monde qui bouge, vient traverser leur propre scène.
Jean Cristofol 2010