Dans "La vengeance du traducteur", Brice Matthieussent raconte ce cauchemar :
«* Un cauchemar récurrent qu'enfant je faisais me semble lui aussi digne d'être ajouté au texte de mon auteur. Dans ce cauchemar, ce n'est ni la nuit ni le jour et je tombe en chute libre à travers un espace noir indéterminé, en proie à un violent vertige et à une perte complète du sens de l'orientation, entre les parois de ce que j'imagine être un puits sans fond, un peu comme le malheureux héros de "Descente dans le Maelström", la nouvelle d'Edgar Poe. Suit un fondu au noir, un évanouissement terrifié. Une ellipse, un trou dans le récit. Puis je remonte inexplicablement, sans attache à aucun sol ni à aucune gravité, je suis en apesanteur, en lévitation, ou encore je suis un obus jaillissant hors d'un canon pointé à la verticale. J'atteins bientôt le sommet de ma trajectoire, où je m'immobilise un instant en proie à un haut-le-coeur qui me coupe le souffle, avant d'entamer une nouvelle chute libre, de plus en plus rapide, de plus en plus paniquée. Nouveau fondu au noir, nouvelle perte de conscience. Toute cette séquence se répète encore et encore, sans répit, selon un inexorable mouvement pendulaire. Du haut vers le bas, puis du bas vers le haut, livré impuissant à ce mécanisme métronomique, dont j'ignore le fonctionnement et la raison d'être. D'une certaine manière, je souffre comme le condamné de cette autre nouvelle d'Edgar Poe, "Le puits et le pendule", mais contrairement à lui je ne dispose d'aucun moyen pour changer mon destin et sauver ma vie.
Durant plusieurs mois de mon enfance, je me suis tous les soirs endormi avec la hantise de revivre ce que je crois aujourd'hui être la terreur même de la torture : se savoir livré à une volonté étrangère et maléfique. Mais ma terreur nocturne n'était pas due à un bourreau humain, seulement - et c'est peut-être pire - à un mécanisme implacable, étranger, incompréhensible, absent. Une machinerie inhumaine me projetait vers le ciel noir, puis me ramenait vers une profondeur inconnue, encore et encore.
Ce cauchemar répétitif m'évoque le tableau de Goya intitulé Le Pantin. Je le décris brièvement. Quatre jeunes femmes souriantes et sans doute cruelles tiennent chacune le coin d'une grande nappe carrées où valse un pantin aux habits masculins, plus grand qu'un enfant, plus petit qu'un homme. On ne saurait dire si ce mannequin désarticulé s'envole en apesanteur, mains et jambes tristement tournées vers le terre, la tête curieusement inclinée sur l'épaule, tel un pendu à la nuque brisée. Sous son visage blanc maquillé de rouge, descend une longue natte noire incurvée en forme de mince pénis, qui se détache en contre-jour et de manière saisissante devant la partie la plus lumineuse du ciel. Les quatre jeunes femmes ont les bras largement écartés, comme pour accueillir la venue du pantin au corps de bourre, et elles paraissent ravies de leur manège sans cesse recommencé. Elles s'amusent du va-et-vient de la chiffe molle qui s'élève et retombe au gré de leurs caprices, en obéissant aux muscles de leurs bras. Par-derrière et sur la gauche, une massive tour carrée au toit de tuiles rouges est noyée dans les flots de verdure qui l'ensevelissent. Ce tableau de grandes dimensions est, paraît-il, un carton de tapisserie, mais il évoque surtout une scène de théâtre, et le décor - sol abstrait, frondaisons profuses, toue à demi cachée, nuées bouleversées - semble une gigantesque toile peinte devant des acteurs, des chanteurs ou des danseurs. (Nuit du Terrifié)»