Le chapitre XI de la seconde partie de Sylvie et Bruno, de Lewis Carroll, est intitulé "L'Homme dans la Lune". Il compte parmi ces textes étonnants non pas seulement par ce qui s'y dit, par les idées qui s'y trouvent ou le charme qui s'en dégage, mais par ce qui se joue entre tout ça, de façon sous-jacente ou quasi imperceptible, dans la cohabitation apparemment arbitraire des idées. Le choc est dans le lien qui se noue dans l'apparente absence de lien. C'est un procédé courant chez Lewis Carroll. Ou plutôt, beaucoup de la force de Lewis Carroll se trouve dans cette façon de faire surgir le feu de la rencontre d'idées apparemment sans suite. Sans suite n'est d'ailleurs pas l'expression juste, puisque justement suite il y a, ne serait-ce qu'au travers de ce qui peut apparaître comme une figure plastique, la figure du recouvrement, de la superposition d'un espace par dessus l'espace, comme une page recouvre une page.
Ici, tout tourne autour du personnage de Mein Herr, un très vieux monsieur barbu et chaussé de grosses lunettes, dont on ne sait pas exactement en quel sens il faut prendre l'assertion suivant laquelle il est dans ou de la Lune, en dehors de ses pompes ou extraterreste, et dont l'âge canonique est le départ d'une réjouissante démonstration par l'absurde. C'est à partir de cette dérive que s'engagent des échanges dont l'un des fils m'intéresse tout particulièrement. Il y est question de légèreté, de flottaison et de cartographie. Et bien sûr de tout le jeu de la surface et de la profondeur dont on puisse rêver. Il semble que ce soit la première fois que le thème de la carte à l'échelle 1/1 apparaît. Il aura une sacrée descendance.
"...
— Dans mon pays, dit Mein Herr, personne ne se noie.
— L'eau n'y est-elle pas assez profonde ?
— Si ! Mais nous ne pouvons pas couler. Nous sommes plus légers que l'eau. Je m'explique, ajouta-t-il en voyant ma surprise. Imaginez que vous voulez obtenir une race de pigeon d'une forme et d'une couleur particulières, ne faites-vous pas la sélection, année après année, des individus les plus proches de ce que vous désirez, en les séparant des autres ?
— En effet nous appelons cela la sélection artificielle.
— C'est cela, dit Mein Herr. Eh bien, nous pratiquons cela depuis des siècles, en sélectionnant constamment les gens les plus légers ; si bien que, maintenant, tout le monde est plus léger que l'eau.
— Ainsi vous ne pouvez pas vous noyer dans la mer ?
— Non, jamais ! C'est seulement sur terre, par exemple dans un théâtre, que nous courons un tel danger.
— Comment cela peut-il arriver dans un théâtre ?
— Nos théâtre sont tous en sous-sol. De grands réservoir d'eau sont placés au-dessus. Si un incendie éclate, on tourne les robinets et, en une minute, le théâtre est inondé jusqu'au toit ! Ainsi le feu est éteint.
— Et l'auditoire aussi, je présume ?
— Ce n'est pas important, répliqua Mein Herr avec insouciance. Ils ont le réconfort de savoir que, noyés ou non, ils sont plus légers que l'eau. Nous n'avons pas encore atteint le point où les gens seront plus légers que l'air ; mais nous nous y employons ; dans quelques milliers d'années...
— Vous faites quoi des gens qu'étaient trop lourds ? demanda solennellement Bruno.
— Nous avons appliqué le même procédé, poursuivit Mein Herr sans remarquer la question de Bruno, à bien d'autres desseins. Nous avons sélectionné les bâtons de marche, en gardant toujours ceux qui marchaient le mieux, jusqu'à ce que nous en obtenions qui marchent tout seuls ! Nous avons sélectionné l'ouate, jusqu'à ce qu'elle soit plus légère que l'air ! Vous n'avez pas idée de l'utilité d'un tel matériau ! Nous l'appelons 'Impondéral"
...
— Pourtant même l'impondéral a ses inconvénients, reprit-il. J'en ai acheté l'autre jour et mis dans mon chapeau pour le rapporter chez moi, et le chapeau s'est tout simplement envolé !
— Est-ce que vous avez de ce drôle de truc dans votre chapeau aujourd'hui ? demanda Bruno. Sylvie et moi, on vous a vu sur la route, et votre chapeau était si tellement haut, pas vrai, Sylvie ?
— Non, ça c'est autre chose, dit Mein Herr. Il tombait une ou deux gouttes d'eau ; alors j'ai mis mon chapeau au bout de ma canne, comme un parapluie, vous comprenez. Comme je marchais, continua-t-il en se tournant vers moi, j'ai été presque renversé`...
— ... Par une averse ? dit Bruno.
— Eh bien, ça ressemblait plus à la queue d'un chien. C'était une chose très curieuse ! Cette chose s'est frottée affectueusement contre mon genou. J'ai regardé et je ne voyais rien ! Seulement, à un mètre de là, il y avait une queue de chien qui remuait toute seule !
— Oh Sylvie ! reprocha Bruno en chuchotant, t'as pas fini de le rendre visible !
— Je suis désolée, dit Sylvie toute contrite. Je voulais le passer tout le long de son dos, mais on était tellement pressés. On iras le finir demain. Le pauvre ! Peut-être qu'il aura rien à manger ce soir !
— Sûr ! dit Bruno. Personne jette un os à la queue d'un chien ! "
Mein Herr, complètement ahuri, les dévisageait l'un après l'autre.
" Je ne vous comprends pas, dit-il. Je m'étais perdu, et je consultais une carte routière, et j'ai laissé échapper un de mes gants, et cette chose invisible, qui s'était frottée à mon genou, me l'a effectivement rapporté !
—'Videmment ! dit Bruno. Il aime beaucoup aller chercher et rapporter des trucs. "
Mein Herr avait l'air tellement dérouté que je crus bon de changer de sujet. " Ces cartes routières sont biens utiles ! remarquai-je.
— Voilà une chose que nous avons apprise de votre pays, dit Mein Herr, faire des cartes. Mais nous l'avons poussée beaucoup plus loin que vous. A votre avis, quelle serait la plus grande échelle de carte utile ?
— Je dirais au cent millième, un centimètre au kilomètre.
— Seulement un centimètre ! s'exclama Mein Herr. Nous avons atteint cela très vite. Puis nous avons tenté dix mètres au kilomètre. Puis vint l'idée grandiose ! Nous avons réellement fabriqué une carte du pays, à l'échelle d'un kilomètre au kilomètre !
— Vous en êtes-vous beaucoup servi ? demandai-je.
— Elle n'a jamais encore été déroulée, dit Mein Herr ; les fermiers ont fait des objections ; ils ont dit que ça couvrirait tout le pays et que ça cacherait le soleil ! Aussi nous utilisons le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche aussi bien..."
(Traduction de Fanny Deleuze pour l'édition du Seuil, 1972)