L'île de Laputa
Cette île était plus éloignée que je ne le croyais, et je ne mis pas moins de cinq heures à l'atteindre. J'en fis presque complètement le tour, avant de pouvoir trouver un lieu convenable pour aborder ; c'était une petite crique, à peu près trois fois large comme mon canot. Je trouvai que cette île n'était que rochers semés, çà et là, de touffes d'herbe et de plantes aromatiques. Je sortis mes petites provisions du canot et, après m'être réconforté, je cachais le reste dans une grotte, dont il y avait un grand nombre. Je recueillis une quantité d'oeufs sur les rochers, et je ramassai beaucoup d'algues sèches et d'herbes roussies, que j'avais le dessein d'allumer le lendemain pour faire cuire mes oeufs aussi bien que je le pourrais. J'avais sur moi ma pierre à fusil, mon briquet, ma mèche et ma lentille. Je passai toute la nuit dans la grotte où j'avais logé mes provisions. Mon lit se composait de ces mêmes herbes et algues sèches dont je comptais faire du combustible. Je dormis fort peu, car les inquiétudes de mon esprit l'emportèrent sur ma fatigue et me tinrent éveillé. Je considérais combien il était impossible de continuer à vivre en un lieu si désolé, et quelle fin misérable devait être la mienne. J'étais dans un tel état d'indifférence et d'accablement, que je n'avais pas le courage de me lever, et, avant que j'eusse retrouvé assez d'énergie pour ramper hors de ma grotte, le jour était déjà fort avancé. Je me promenai un peu parmi les rochers. Le ciel était parfaitement serein, et le soleil si chaud que j'étais forcé de détourner le visage. Tout à coup, il devint obscur, mais d'une obscurité très différente, à ce qu'il me sembla, de l'obscurité que cause l'interposition d'un nuage. Je retournai sur mes pas, et j'aperçus entre moi et le soleil un vaste corps opaque qui s'avançait vers l'île. Il me semblait avoir environ deux milles de haut, et il cacha le soleil pendant six ou sept minutes ; mais je ne remarquai pas que l'air fut beaucoup plus froid, ou que le ciel fût beaucoup plus assombri que si je m'étais trouvé dans l'ombre d'une montagne. À mesure qu'il approchait du lieu où j'étais, ce corps m'apparaissait comme une substance solide, à fond plat, uni et brillant avec beaucoup d'éclat, à cause de la réverbération de la mer au-dessous. J'étais debout, sur une hauteur, à environ deux cents yards du rivage, et je voyais cette vaste masse descendre presque parallèlement à moi, à moins d'un mille anglais de distance. Je tirai ma lunette de ma poche, et je découvris nettement des quantités de gens montant et descendant sur ses flancs, qui semblaient être en pente ; mais ce que ces gens faisaient, je ne pus le distinguer.
L'amour naturel de la vie me donna quelques mouvements intérieurs de joie, et je conçus l'espoir que cette aventure pourrait, d'une manière ou d'une autre, contribuer à me tirer du lieu désolé et de la situation désespérée où je me trouvais. Mais d'un autre côté, le lecteur peut à peine se figurer quel était mon étonnement de voir une île dans l'air, habitée par des hommes qui étaient capables, à ce qu'il semblait, de l'élever, ou de l'abaisser, ou de la pousser en avant, à leur gré. Mais je n'étais pas en ce moment-là dans une disposition d'esprit propre à philosopher sur ce phénomène ; je préférai observer la direction que l'île allait prendre, car elle parut un instant rester immobile. Bientôt après, cependant, elle s'avança plus près encore, et je pus voir que ses flancs étaient entourés de plusieurs galeries en gradins, avec des escaliers, de distance en distance, pour descendre de l'une à l'autre. Dans la galerie la plus basse, je vis quelques personnes qui pêchaient avec de longues lignes et d'autres qui regardaient. Je brandis vers l'île mon mouchoir et mon bonnet, car il y a longtemps que mon chapeau était usé. Comme elle approchait davantage, j'appelai et je criai de toute la force de ma voix ; puis, regardant avec soin, je vis une foule se rassembler du côté que je pouvais le mieux distinguer. Comme ils tendaient le doigt vers moi et se faisaient signe les uns aux autres, je compris qu'ils m'avaient parfaitement découvert, quoiqu'ils ne répondissent rien à mes cris. Je pus voir aussi quatre ou cinq hommes courir en toute hâte au haut des escaliers, jusqu'au sommet de l'île, où ils disparurent. Je conjecturai, et il se trouva que j'avais raison, qu'on les envoyait pour prendre, dans le circonstance qui se présentait, les ordres de quelque personnage puissant.
L'affluence du peuple augmentait ; et, en moins d'une heure, l'île fut dirigée et soulevée de telle façon que la galerie inférieure m'apparut sur une ligne parallèle à la hauteur où je me tenais, et à une distance de moins de cent yards. Je me mis alors dans les postures les plus suppliantes et parlai avec les plus humbles accents, mais ne reçus aucune réponse. Ceux qui se trouvainet les plus proches en face de moi semblaient des personnes de distinction ; je le supposais, du moins, d'après leur costume. Ils étaient en grande conférence entre eux et dirigeaient souvent leurs regards sur moi. À la fin, l'un d'eux cria quelque chose dans un idiome clair, poli, doux et assez semblable pour le son à l'italien ; aussi lui renvoyai-je une réponse dans cette langue, espérant, du moins, que la cadence en serait plus agréable à ses oreilles. Bien que nous ne nous comprissions ni l'un ni l'autre, on entendit facilement ce que je voulais dire, car on voyait la détresse où je me trouvais.
On me fit signe de descendre du rocher et d'aller vers le rivage, ce que je fis. L'île flottante s'éleva alors à une hauteur convenable, de façon à en amener le bord immédiatement au-dessus de moi ; on laissa tomber de la galerie inférieure une chaîne avec un siège attaché à l'extrémité ; je m'y établis, et on me hissa avec des poulies.
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Le mot que je traduis par île volante ou flottante est, dans l'original, laputa, terme dont je n'ai jamais pu savoir la véritable étymologie. Lap, dans le vieux langage tombé en désuétude, signifie haut ; et untuh, gouverneur ; c'est de là, disent-ils, qu'est dérivé Laputa, par corruption de Lapuntuh. Mais je ne me range pas à cette étymologie, qui me semble un peu tirée par les cheveux. Je me hasarde à offrir aux savants du pays une hypothèse qui m'appartient, c'est que Laputa équivaut à lap outed ; lap signifiant proprement le sautillement des rayons du soleil sur le mer, et outed, une aile : manière de voir que je ne voudrais pourtant pas imposer, mais que je soumets au judicieux lecteur.
Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Troisième partie, Voyage à Laputa, à Balnibarbi, à Glubbdubdrib, à Luggnagg et au Japon.
Traduction de l'anglais par B.-H. Gausseron.
Les Voyages de Gulliver ont été publiés pour la première fois en 1726
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